Un continent, une institution, mille défis : L’Union africaine face à ses responsabilités
Lors du 38e sommet des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine (UA) à Addis-Abeba le 15 février, Mahamoud Ali Youssouf, ministre des Affaires étrangères de Djibouti, a été élu président de la Commission de l’UA. Dans une compétition serrée face à Raila Odinga du Kenya et Richard Randriamandrato de Madagascar, il a obtenu la majorité des deux tiers des voix des 49 États membres éligibles, car six pays étant sous sanctions sont exclus du vote. Nous félicitons le nouvel élu et lui rappelons que son élection intervient à un moment critique pour un continent, où les défis sécuritaires, de paix et de démocratie sont aussi nombreux que complexes.
Les défis sécuritaires : Une priorité absolue
La crise dans l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC)
La guerre dans l’Est de la RDC, marquée par la résurgence du conflit dû au retour du Mouvement du 23 Mars (M23), est l’un des dossiers les plus urgents. Depuis le 27 janvier, les rebelles du M23 contrôlent la ville de Goma. Cette reprise des combats dans la capitale du Nord-Kivu à causé plus de 3 000 morts dont plusieurs travailleurs humanitaires et 2 000 blessés graves selon l’ONU jusqu’en mi-février.
Les infrastructures médicales sont saturées, et l’aéroport de Goma est resté fermé depuis l’entrée du M23, paralysant l’aide humanitaire. Plus de trois semaines après la perte de Goma, c’est désormais Bukavu, capitale du Sud-Kivu qui tombe dans les mains des rebelles qui contrôlent la ville.
La prise de Bukavu a fait réagir le général en chef de l’armée ougandaise, Muhoozi Kainerugaba, fils du président Yoweri Museveni, qui a annoncé le déploiement de l’armée pour dit-il “ sécuriser les territoires ougandais frontaliers de la ville de Bunia (province de l’Ituri dans le nord-est de la RDC) et les communautés vulnérables”.
Il faut aussi noter une présence militaire de plusieurs pays notamment du Burundi, de l’Ouganda, de l’Afrique du Sud aux côtés des forces armées de la République democratieique du Congo (FARDC). Quant au Rwanda, des accusations sont portées contre le régime de Paul Kagamé qui soutiendrait “activement les rebelles du M23” selon plusieurs observateurs notamment de l’Onu.
A côté de ces soldats, ces mêmes observateurs soulignent aussi la présence de plusieurs groupes armés aux intérêts divers. Pendant ce temps, la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (Monusco), présente depuis 26 ans, peine à remplir sa mission principale de protection des civils.
Vendredi 14 février 2025, en prélude du 38ème sommet de l’Ua, la réunion du conseil paix et sécurité de l’Ua était consacrée à cette guerre. Malheureusement, elle n’a mené nulle part. Même si à l’issue de la rencontre, le président sortant de la commission, le tchadien Moussa Faki Mahamat a appelé au “Cessez-le-feu, au respect de l’intégrité territoriale de la RDC, la reprise d’un dialogue direct entre toutes les parties et la fusion des processus de Luanda et Nairobi.”
Cette cacophonie au sommet de l’institution continentale est une preuve que l’Ua sous le patronage du nouveau président de la Commission doit remettre de l’ordre et jouer un rôle central pour faciliter un dialogue inclusif entre les parties prenantes et trouver une solution durable à ce conflit qui déstabilise toute la région des Grands Lacs. Elle doit aussi intégrer dans cette recherche de sortie de crise, la société civile et les représentants des communautés locales qui sont les premières victimes.
Une guerre civile qui perdure au Soudan
La crise au Soudan, qualifiée par les experts de l’ONU comme l’une des plus dévastatrices au monde, exige une intervention urgente. Depuis le 15 avril 2023, les combats entre les forces armées dirigées par les généraux Abdel Fattah al-Burhan, chef de la junte militaire, et Mohamed Hamdan Dogolo, chef des Forces de Soutien Rapide (FSR), ont fait plus de 18 000 morts civils.
Sur une population de cinquante millions (50), trois millions se sont réfugiés, dont neuf millions déplacées à l’intérieur du pays. L’UA doit empêcher l’extension du conflit et œuvrer pour une médiation inclusive au Soudan du Sud, déjà fragilisé par des années de guerre civile et une pauvreté criarde d’une partie de sa population.
Dans un contexte aussi critique, il est impératif que l’UA, toujours sous le leadership de Mahamoud Ali Youssouf, assume pleinement son rôle de médiateur impartial et de facilitateur. Après tous les échecs essuyés jusque là sur ce dossier. Elle doit œuvrer à instaurer un dialogue inclusif et constructif, rassemblant toutes les parties prenantes.
Ce conflit, qui depuis plus de deux ans déstabilise la corne de l’Afrique, ne saurait être résolu sans une approche collective fondée sur les principes de justice, de transparence et de respect des droits humains. L’UA a ainsi l’opportunité historique de réaffirmer son rôle dans la prévention et la résolution des crises, tout en renforçant la confiance des citoyens des pays africains dans l’institution continentale.
Un déséquilibre géopolitique au Sahel
Au Burkina Faso, au Mali et au Niger, les juntes militaires au pouvoir, ont formé l’Alliance des États du Sahel (AES) et ont quitté officiellement la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), le 29 janvier 2025. Pour lutter contre les groupes jihadistes, ces pays s’appuient désormais sur Africa Corps (ex-Groupe Wagner), une société de sécurité russe. Cette nouvelle collaboration fait suite à la rupture des accords de défense du partenariat avec l’ancienne puissance coloniale la France.
Bien qu’étant critiquées par certains, la présence et l’ingérence active des mercenaires russes dans la politique de défense et de sécurité constituent une donne que la nouvelle Commission de l’Ua doit intégrer dans sa feuille de route. Ceci dans le sens de renforcer les dynamiques régionales et sous régionales, ainsi que les valeurs de paix, de cohésion sociale, d’inclusion, d’indépendance et de souveraineté.
A la lumière de ces trois contextes, le constat est que les conflits en Afrique prennent une ampleur géographique inédite et que les mécanismes de rétablissement de la paix montrent leurs limites. Par exemple des initiatives telles que « Faire taire les armes » de l’UA, lancée en 2013 et les tentatives de médiation sous régionales, peine toujours à atteindre leurs objectifs. La Commission des Affaires politiques, Paix et Sécurité, ainsi que la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, devraient impérativement être renforcées pour mieux répondre aux crises.
La régression démocratique : Un autre front de combat
De 2019 à 2023, l’Afrique a connu dix coups d’État et plusieurs changements anticonstitutionnels de pouvoir. Bien que la super année électorale de 2024 ait été marquée par des alternances démocratiques et générationnelles par exemple au Sénégal et au Botswana, elle a aussi consolidé des régimes autoritaires en Tunisie et au Rwanda...
Dans d’autres pays, comme le Mozambique, les Comores et la Mauritanie, les élections ont été suivies de violences et de répression, avec des centaines de morts et des atteintes aux libertés fondamentales. AfricTivistes, soucieuse du respect des droits humains, a documenté tous ces cas.
En 2025, plus de dix pays africains organisent des élections. La nouvelle équipe dirigeante de L’UA, est invitée à saluer l’initiative des autorités gabonaises de la transition et les aider à respecter le calendrier électoral qu’elles se sont fixées dans l’optique d’organiser la prochaine présidentielle le 12 avril 2025.
Dans cette même perspective, elle doit rappeler aux juntes militaires d’Afrique de l’Ouest, l’urgence d’organiser des élections en respect des calendriers électoraux des différentes chartes de transition pour le retour à l’ordre constitutionnel conformément à l’alinéa 4 de l’article 25 de la charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance (CADEG).
Une attention particulière doit aussi être portée sur le Cameroun et la Côte d’Ivoire, qui s’acheminent vers des joutes électorales qui s’annoncent particulièrement tendues, tant pour les enjeux politiques, économiques et sécuritaires. La complexité de ses échéances pour ces deux pays réside moins sur les rivalités entre acteurs politiques que sur les velléités de conservation et de confiscation du pouvoir par les présidents sortants.
Eu égard à ces situations annonciatrices de crise politique et d’instabilité institutionnelles, l’Ua doit renforcer les mécanismes de gouvernance démocratiques régionaux. Elle doit aussi s’atteler à mettre à jour ses principaux instruments de promotion de la démocratie, notamment la CADEG, ainsi que ses différentes conventions et protocoles de défense des droits humains et des libertés fondamentales.
De la nécessité d’ouverture pour une approche inclusive
Le nouveau président de la Commission doit intégrer dans son approche les sociétés civiles africaines, ainsi que les parties prenantes. Elles sont nombreuses à mettre en œuvre des projets de renforcement et de consolidation des acquis démocratiques par le biais des technologies civiques (Civic tech) et des dynamiques communautaires. En ce sens, AfricTivistes a depuis plus de dix (10) ans, déployé plusieurs programmes pour la promotion de la participation citoyenne et de l’engagement civique.
Dans ce même ordre d’idées, le réseau panafricain a piloté des cadres d’apprentissage et de renforcement de capacité donnant l’opportunité à beaucoup d’acteurs de comprendre et de s’approprier les mécanismes continentaux comme la CADEG et d’autres instruments. Tous ces espaces d’échange et de collaboration, ont également favorisé un dialogue inclusif entre les citoyens, les organisations de la société civile et les institutions de l’Union africaine.
Ces années d’expérience ont permis à l’organisation de faire partie de plusieurs consortiums africains et internationaux pour intervenir sur des domaines tels que l’innovation technologique pour la démocratie, la participation citoyenne et l’accès à l’information.
Ces problématiques sont portées par des dynamiques collectives, tant les menaces pesant sur les processus démocratiques, requiert une approche multi-acteurs ( mouvements citoyens, organisations communautaires de base, activistes, acteurs de la société civile, professionnels des médias, institutions régionales et sous-régionales…)
Les atouts de l’UA : tout n’est pas perdu
En plus de ces priorités susmentionnées, les autres chantiers qui attendent cette nouvelle équipe reflètent les enjeux auxquels l’Afrique est confrontée aujourd’hui : renforcement de la représentation sur la scène Internationale, l’accélération de l’intégration économique, lutte contre la corruption et promotion de la bonne gouvernance, réponse aux défis environnementaux et climatiques, promotion de la participation politique des jeunes et des femmes…
Par ailleurs, à l’heure où les grandes puissances s’engagent dans une course effrénée vers l’Intelligence Artificielle (IA) et aux technologies émergentes, l’Afrique doit impérativement définir une stratégie pour assurer sa souveraineté technologique et numérique.
Cela passe par le développement d’infrastructures résilientes, la promotion de l’innovation à travers des écosystèmes dynamiques, ainsi que la formation et le renforcement des compétences numériques pour permettre aux Africains de tirer pleinement parti des opportunités offertes par l’économie numérique.
Malgré ses faiblesses structurelles : financement insuffisant, divisions internes et rivalités avec les blocs régionaux, l’UA dispose de solides atouts. Son héritage panafricain et son rôle historique dans la lutte pour l’indépendance de certaines nations africaines lui confèrent une légitimité unique. Elle reste un espace de dialogue et de coopération essentiel pour relever les défis communs.
Par ailleurs, il faut saluer l’adoption lors de ce sommet d’une résolution qualifiant l’esclavage, la déportation et la colonisation de crimes contre l’humanité et de génocide, une avancée symbolique majeure. Dans un contexte mondial marqué par la montée des extrémismes et des populismes en Occident et dans une partie du continent, cette décision rappelle des vérités historiques.
Il est également important de souligner l’adoption par l’Assemblée des Chefs d’État et de Gouvernement de la Convention de l’Union Africaine pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes et des filles. Cette avancée constitue une première étape dans l’engagement de plusieurs organisations à mettre fin à ces violations des droits humains.
En définitive, l’élection de Mahamoud Ali Youssouf à la tête de la Commission de l’UA intervient à un tournant décisif pour le continent africain. Les défis sont immenses : conflits armés, crises humanitaires, régression démocratique et faiblesses institutionnelles. Cependant, l’institution dispose d’opportunités pour se réinventer et renforcer son leadership pour une Afrique plus stable et plus prospère.
Abdou Aziz Cissé, Chargé de plaidoyer démocratie et gouvernance à AfricTivistes
Contact: abdou.cisse@africtivistes.org